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La politique dans l'entreprise, jusqu'où aller ?

Le ton est laconique : « Nous avons appris que Marc Desgorces Roumilhac, DRH du groupe Marie-Claire, était membre du comité de soutien de Marine Le Pen », ont écrit les patrons de « Marie-Claire » sur le site du magazine, en réaction à un article de presse citant les propos frontistes de leur DRH. « C'est une démarche purement personnelle [...]. Nous respectons toutes les opinions politiques mais celles-ci ne doivent pas et n'ont jamais interféré avec la vie des magazines et de l'entreprise. »

Et pourtant ! A quarante jours de l'élection présidentielle, comment dissocier la politique de l'entreprise ? D'ordinaire déjà, 57 % des Français parlent politique sur leur lieu de travail, selon un sondage OpinionWay pour les Editions Tissot. « Ils parlent politique comme de la météo », observe le sociologue Ronan Chastellier, auteur de « Tendançologie » (Eyrolles). Mais, depuis janvier, les candidats sillonnent les usines. Et le sort des salariés s'invite dans la campagne. « Répartition des richesses, formations, temps de travail... Les politiques envoient des messages aux salariés qui, de leur côté, ont de multiples outils de réception, analyse Ronan Chastellier. Ils ne peuvent pas rester indifférents. »

Ainsi, la proposition de François Hollande de supprimer les stock-options a semé le trouble parmi les équipes de Lynx RH. Les fondateurs de ce cabinet d'intérim, spécialiste des métiers tertiaires à forte valeur ajoutée, venaient d'en proposer aux 40 salariés. « J'ai dû gérer les inquiétudes et les attentes de nos collaborateurs. Ils ont tous défilé dans mon bureau ! », raconte Alexandre Pham, son président.

Ligne rouge
Impossible de dissocier les deux mondes. « Les frontières sont de moins en moins étanches entre la politique et l'entreprise », constate Laurent Choain, DRH du groupe Mazars. « Nous faisons sans cesse de la pédagogie vis-à-vis des politiques », estime Frédéric Fougerat, directeur de la communication d'Altran. Et avec l'essor du développement durable, « les produits mêmes de l'entreprise sont liés à de grandes causes idéologiques », renchérit Ronan Chastellier.

D'ailleurs, les carrières se croisent. A l'instar de Luc Chatel, ancien DRH de L'Oréal et actuel ministre de l'Education nationale. Ou de Christophe Girard, à la fois adjoint au maire de Paris et directeur de la stratégie du département mode et maroquinerie du groupe LVMH (propriétaire des « Echos »). Des passerelles s'établissent à chaque échelon. Parmi les 100.000 salariés d'EDF en France, 3.000 sont des élus locaux, la loi prévoyant du temps pour les employés en campagne.

L'entreprise sert parfois de tremplin : Philippe Poutou, « M. le président » pour ses collègues de l'usine First-Ford de Blanquefort, a été choisi comme candidat à l'Elysée par le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) grâce à son activisme d'élu CGT au CHSCT.

Les employeurs n'ont pas à se mêler des engagements de leurs équipes, sous peine d'enfreindre la loi. « La vie privée du salarié ne regarde que lui », commente Anne-Elisabeth Combes, avocate en droit social chez Ernst & Young. Les salariés reviennent de loin. « Il y a 50 ans, au temps de la guerre froide, si un salarié montrait quelque sympathie pour le communisme, son patron voyait souvent rouge, raconte Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à l'université Paris-I Sorbonne et à Sciences po. Aujourd'hui, les opinions politiques sont protégées pénalement. » La ligne rouge ? « L'implication politique des salariés ne doit pas créer, pour l'entreprise, de ‘‘trouble objectif caractérisé'' susceptible de perturber son fonctionnement. »

Dès lors, jusqu'où aller ? « Un militant qui, ayant collé des affiches toute la nuit, somnolerait au bureau, prend un risque disciplinaire ! Au même titre qu'un salarié qui tiendrait un blog politique sur son temps de travail ou qui y répondrait de son adresse professionnelle : tout salaire mérite travail », poursuit-il. A l'heure où la réputation est un critère de compétitivité, le terrain est glissant. « Je rédige des tribunes mais j'évite les sujets politiques, même si je meurs d'envie de réagir à certaines déclarations, car on y associerait le nom de mon entreprise », confie Frédéric Fougerat, chez Altran. De même, alors qu'une culture des réseaux sociaux invite les salariés à s'exprimer en permanence, « mieux faut avoir un QI numérique minimum », recommande Jean-Emmanuel Ray.

Mais des tabous demeurent. Si les salariés parlent politique entre eux, ils ne sont plus que 30 % à s'en ouvrir auprès d'un représentant du personnel. Et à peine moins (29 %) à oser en discuter avec leur supérieur. « La politique reste un sujet personnel. Il faut avoir confiance en son interlocuteur », constate Robin Dualé, PDG des Editions Tissot. Seul un tiers des salariés affiche la couleur de ses opinions. Et 81 % des sondés jugent inacceptable d'afficher un poster ou un badge.

« Politique rime avec polémique »
« Politique rime avec polémique, estime Jean-Emmanuel Ray. Tout ce qui peut diviser est mal vu par la hiérarchie, et souvent les collègues eux-mêmes. » En témoigne cet ex-militant du Modem : «  Lorsque nous avions le malheur de descendre déjeuner en même temps qu'un dirigeant, les repas tournaient au supplice, personne n'osait s'opposer à ses diatribes. » Aujourd'hui, 22 % des salariés redoutent que leurs opinions ne soient source de conflits. Pis, 7 % des salariés craignent des mesures de rétorsion comme le blocage de promotions ou d'augmentations.

L'omerta n'épargne pas les dirigeants. « Vous dévoiler vous labélise instantanément », résume l'un d'eux. « Si je suis élu aux législatives, j'arrête mon métier de dirigeant, qui me prend quinze heures par jour. Mais au travail, je reste caché », murmure cet autre. Alexandre Pham, qui n'hésite pas à dévoiler à ses troupes ses intentions de vote, lui, encourage les débats en interne : « Je ne crois pas qu'on atténue le problème en n'en parlant pas. Au contraire ! »
Les Echos 13/03 Laurance N'kaoua