L'entreprise fonctionne-t-elle par transmission autoritaire - et donc verticale -ou bien sur une base transversale ? Les échanges entre différents niveaux hiérarchiques passent-ils par des messages explicites ou bien, au contraire, implicites ? Les salariés travaillent-ils en solo ou sur un mode de coopération ? Avant de se transformer pour s'adapter à un environnement mouvant, il est rare que les entreprises prennent un temps de pause pour s'interroger sur leur mode naturel de fonctionnement. « Le faire est pourtant crucial », prévient Pascal Jouxtel, associé au sein du cabinet de conseil en stratégie et organisation Eurogroup Consulting.
« Avant tout tournant stratégique, il est important d'identifier quels sont les mythes fondateurs, les codes, les obligations et les interdits en vigueur dans l'organisation. Cela évite que nombre de stratégies de rupture ne tournent en longs déchirements ou, pire, en échecs », assure-t-il en invitant les organisations à ne pas mésestimer leur fonctionnement implicite, voire quasiment physiologique. « Se référer à une culture d'entreprise, des valeurs, une marque employeur est insuffisant », assure Pascal Jouxtel.
Pour lui, ce qui importe, c'est de décrypter ce qu'il appelle l'« ADN » des organisations, par analogie avec la biologie. Autrement dit, d'analyser les fondamentaux qui permettent à une entreprise de fonctionner. Particulièrement quand l'environnement de l'entreprise est mouvant, quand ses équipes ne se comprennent plus, quand une fusion peine à construire un « nouveau nous » ou encore à l'arrivée d'une nouvelle équipe dirigeante.
Avant de muter d'une situation de fournisseur de matériel à celle d'opérateur de solutions de paiement, le leader du paiement Ingenico a choisi de se prêter à cet exercice de décryptage, avec l'appui d'Eurogroup Consulting. « Nous avons analysé nos réflexes d'ingénieurs et de techniciens avant de nous orienter vers de nouveaux modes opératoires inédits, la transversalité et la culture projet », explique Pierre-Antoine Vacheron, vice-président exécutif et « managing director » d'Ingenico pour la zone euro.
En deux à trois mois, sur la base de panels, questionnaires, ateliers, couplages de mots et synthèses de travaux, l'image profonde d'Ingenico et ses modes de fonctionnements implicites se sont révélés. « Nous avons ainsi pu identifier les forces et les faiblesses de l'entreprise pour nous diriger vers le modèle que nous avions défini », précise Pierre-Antoine Vacheron.
« Tendre un miroir »
Comme Ingenico, nombre de groupes ou de secteurs d'activité confrontés à une nécessité de changement pourraient se livrer à ce type d'introspection. « Après quoi, ils peuvent se demander s'il faut modifier ou non leur ADN pour concrétiser un projet ou, au contraire, remettre en question ou non une stratégie mal définie ou simplement copiée-collée », explique Christian Laure,associé d'Eurogroup Consulting. « Cela revient à tendre un miroir aux directions générales, qui ensuite peuvent expliquer aux équipes les difficultés rencontrées et le sens dans lequel évoluer », ajoute Pascal Jouxtel. « Mais beaucoup redoutent ce qu'elles pourraient découvrir. » Car, que pourrait révéler un tel miroir ? Par exemple, que la SNCF, réputée pour son personnel respectueux des procédures de sécurité, est aussi soumise à un risque interne d'innovation bridée. Que les secteurs à très forte culture du résultat (comme la finance par exemple) sont exposés à de grands risques de détournement des règles. Ou encore, qu'au sein d'un groupe comme Veolia, dont le fonctionnement repose sur la décentralisation, la subsidiarité et l'entrepreneuriat, la prépondérance d'une tradition ancienne - qui mêle sens politique et sens des affaires, culture de réseaux, du secret et culte du chef -est telle qu'elle gêne sa transformation en un groupe aligné et réactif.
« Révéler les inconscients »
« Le fonctionnement naturel d'une entreprise dépend de son histoire, de l'empreinte laissée par ses fondateurs et dirigeants successifs et des bouleversements apportés par les différents virages technologiques, réglementaires ou capitalistiques», insiste Christian Laure. En se penchant sur les cas de la FNAC et de Renault, le consultant et docteur en philosophie Didier Toussaint l'a compris. Cela lui a permis de révéler les « inconscients » de chacune des deux entreprises.
Autant de questions qui suscitent l'intérêt des cabinets de conseil spécialistes du changement (Booz & Company, Alter&Go, etc.) et de certains patrons de groupes comme Jean-Paul Bailly à La Poste, qui évoque volontiers dans ses discours l'ADN de l'entreprise publique. « Mais, trop souvent, ce que le dirigeant veut faire n'est clair que dans sa tête : un travail de traduction s'impose », relève Xavier Sabouraud, président d'Alter&Go, société de conseil spécialiste du changement.
« Autre souci : les gens qui ne se parlent plus au travail. Un constructeur automobile en a pris conscience et accepté d'arrêter momentanément une ligne de production pour favoriser le dialogue et challenger les idées des uns et des autres : ça a coûté cher, mais ça a servi à quelque chose », poursuit-il.
Mais nombre de groupes redoutent de perdre leur temps. « Or, écouter le corps social, convaincre et faire accepter le changement n'est en aucun cas du temps perdu », rappelle Pascal Jouxtel. Un projet imposé peut perturber le climat social, faire fuir des talents et entraîner des coûts supplémentaires. Il peut donc être payant, pour une entreprise, d'accepter de suspendre ses habitudes et ses relations de pouvoir pour préparer l'avenir. Et accélérer par la suite.
Les Echos du 24/04/2012/ Muriel Jasor
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